On a tous connu ce moment de panique incontrôlable face à une classe, pendant lequel on ne sait pas quoi faire, et on a l’impression que c’est la fin du monde.
C’est le bordel.
Plus personne n’écoute, quoi qu’on fasse, quoi qu’on dise, la situation ne semble destinée qu’à empirer.
On tente de respirer profondément, par le ventre, histoire de se calmer et de reprendre le contrôle d’une main de fer, en utilisant un ton ferme, mais juste.
Mais rien n’y fait.
En l’espace de quelques secondes, on voit sa vie défil….
Se faire bordéliser, ça s’appelle.
La période de l’année, les classes, l’humeur dans laquelle on se trouve, son « rayonnement » (c’est un des critères pour notre notation administrative, si quelqu’un sait à quoi cela correspond, je prends !), les conditions atmosphériques influent sur la fréquence de la bordélisation.
Bien entendu, je ne fais pas exception à la règle.
Certains collègues se font « bordéliser » systématiquement.
Je n’ai aucune envie de détailler les raison et de les accuser de tous les maux de la terre : manque d’autorité, ne savent pas intéresser les gamins, c’est de la faiblesse mentale, blablabla, parce que réduire les causes de la bordélisation à une faille de la part d’un professeur, c’est facile, et gratuit.
Je l’ai assez dit, c’est pas comme si on nous avait formés de façon efficace avant de nous laisser sur le champ de bataille.
Face à la bordélisation, on observe plusieurs formes de réaction :
- Ceux qui, comme moi, ont besoin de relâcher la pression, et donc en parlent ouvertement en salle des profs, dans l’espoir de glaner un peu de réconfort et surtout des conseils.
- Ceux qui ont honte de leur situation, pensent que c’est entièrement de leur faute, et préfèrent donc se murer dans le silence.
- Ceux qui ont honte, ou se voilent complètement la face, et s’enfoncent dans le déni le plus total. Quitte à vous répondre : « Ah mais non, moi avec cette classe ça se passe super bien, ils sont adorables. » quand vous êtes en larmes après avoir failli vous faire casser la gueule. Ce n’est qu’en passant dans le couloir, devant la porte du ou de la collègue et en entendant le chahut général que vous comprenez que tout n’est pas si rose au pays des licornes.
Cette année, j’ai fait la connaissance de Jonathan, qui s’est installé dans la salle juste en face de moi. Jonathan était timide, mais plutôt sympa, et avait quelques années d’expérience de plus que moi dans l’enseignement de l’anglais, ce qui nous a permis d’échanger des documents.
Par contre, de septembre à juillet, il s’est fait bordéliser par certaines de ses classes, au point que j’ai cru qu’il allait finir par démissionner.
En tant que collègue, quelle est l’attitude à adopter face à un(e) collègue qui en voit des vertes et des pas mûres ?
Ce n’est pas une question rhétorique, je vous la pose vraiment. A part remonter le moral à coups de blagues nazes et de chocolat tiré de ma réserve personnelle, pour être honnête, je ne sais pas comment faire. Donner des conseils, au risque de passer pour une prétentieuse qui sait mieux que tout le monde, conseils qui ne seront d’ailleurs pas forcément applicables ? Intervenir dans son cours, histoire de mettre encore plus en péril son autorité ?
J’ai tenté d’aider Jonathan, avec plus ou moins de succès.
Un jour, après un de ses cours particulièrement bruyants, je suis allée m’installer à côté de lui en salle des profs. Il était blafard, et visiblement les 15 minutes de pause ne lui suffiraient pas à se remettre de l’heure horrible qu’il venait de passer.
« Toi non plus, c’est pas la grande forme, on dirait. »
« Ah heu…salut Tamara. Désolé, j’ai dérangé ton cours ? Mes 4èmes étaient ignobles aujourd’hui. »
« Ah ben justement, t’as pas entendu à quel point les segpas m’ont pourri ! C’était horrible ! J’ai cru que j’allais me mettre à chialer avant de quitter la classe ! »
« Sérieusement ? Toi aussi ? »
« Ben oui, tu crois quoi ? J’en bave régulièrement, moi aussi ! J’ai cru que j’allais en passer un par la fenêtre ! En plus, c’est des gaillards, donc si tu veux, je suis moyennement rassurée quand je pique une gueulante ! »
« Ah oui effectivement. Si tu as un problème, tu n’hésites pas à venir me chercher, surtout ! »
« Merci, parce que franchement, des fois… Ca vaut pour toi aussi, si jamais tu en as des chiants, tu me les envoies. Surtout tes 4e, je les ai eus l’année dernière, ils étaient déjà bien casse-pieds. Mais en les isolant dans ma classe, non seulement ça va les calmer, mais en plus tu seras tranquille de ton côté. Marché conclu ? »
Bon alors on va dire que vous avez assisté à l’étape 1 : se mettre sur un pied d’égalité. Exprimer ses doutes et ses craintes, afin que le collègue comprenne qu’il n’est pas seul dans sa galère, puis proposer de l’aide de façon détournée.
Le lendemain matin, les 4èmes de Jonathan n’ont pas attendu la fin de la première minute pour faire de son cours un vrai enfer. Depuis ma salle, j’entends des cris, des bruits de chaises qu’on déplace, la voix étouffée de Jonathan, et les rires des élèves. Le son monte de plus en plus.
Ce n’est qu’en entendant un élève répondre « Ferme ta gueule, connard » à Jonathan qui lui demandait de s’asseoir, que je me suis décidée à entrer sous un faux prétexte. Etape 2 : action-réaction (nan mais désolée, j’arrivais pas à trouver de titre…)
En me voyant, mes anciens 5e se figent. Je leur lance des oeillades assassines pour bien leur faire comprendre que je suis au courant de leur cirque, pendant que Jonathan farfouille dans ses affaires pour me trouver un marqueur. Il me le tend d’une main tremblante.
« Merci, tu me sauves ! Je retourne en classe ! «
Je lance un dernier regard aux 4e et vois 2 élèves hilares. Jonathan me les a décrites comme étant 2 pestes, et effectivement dans mon souvenir, c’était déjà le cas l’an dernier :
Conscientes qu’elles viennent de se taper une honte inter-sidérale, elles se taisent, et Jonathan en profite pour les séparer. Je retourne dans mes pénates.
5 minutes plus tard, c’est encore et toujours le gros bordel, au point que mes 6e n’entendent pas la vidéo des supers-héros sur laquelle nous sommes en train de travailler. Bon.
J’en profite pour jouer le « justicier-minute » (étape 3):
Matéo descend, conscient qu’effectivement, je suis quasi une psychopathe, et qu’il ne sait pas trop à quoi s’en tenir. Je prends son carnet pour y mettre un mot à l’attention de son père.
10 minutes de calme.
C’est tout ce que Jonathan et moi avons obtenu.
J’arrive au beau milieu d’une bagarre à coups de chaise….
Comme si c’était normal, je récupère le fameux marqueur vert, avant de me tourner vers les élèves :
J’enguirlande copieusement les 2 compères, et les escorte dans le bureau du chef à la sonnerie. Comme il est midi, ils se font griller leur passage prioritaire à la cantine, et je leur signifie que ça sera le cas chaque fois qu’ils décideront de se comporter comme des sauvages en cours d’anglais.
Je retourne à ma salle chercher mon ticket de cantine, et m’aperçois que Jonathan est prostré sur sa chaise, en état de choc complet. Sa salle est complètement retournée. Lui aussi, visiblement.
« Je vais jamais y arriver, c’est pas possible… »
« T’inquiète pas, ils te testent ! Moi aussi quand je suis arrivée, les 6 premiers mois, j’en ai pris plein la tronche ! Et tu as bien vu que c’est pas encore ça ! »
« Je sais plus quoi faire…. »
« J’ai une collègue dans un bahut craignos qui m’a dit qu’elle faisait cours la porte ouverte : tu ne voudrais pas qu’on essaye ? On est que tous les deux dans le couloir cet aprem. Franchement, ça me rassurerait de laisser la mienne ouverte, je te rappelle que j’ai les segpas à 14h00. »
« Non mais ça va être le Bronx dans ma salle, tu ne vas pas réussir à bosser à cause de moi. »
« On essaye, juste une fois ? Ca te permettra de constater que mes cours ne sont pas si calmes que ça. »
« Bon, d’accord. »
Etape 4, pour ceux qui suivent : le travail d’équipe.
En vrai, j’ai surtout constaté que le niveau sonore de ses cours était insupportable. Mais que les élèves, en me voyant passer dans le couloir pour faire une « purge » de ceux qui ne se comportaient pas convenablement, étaient un tantinet plus tranquille. Les segpas, intrigués par ce nouveau mode de fonctionnement, ont été bizarrement calmes.
Je savais que je pouvais compter sur les 3èmes pour montrer à Jonathan que je n’étais pas la Super Nanny de la discipline scolaire.
Enfin, sur un, surtout.
Romain, pour ne pas le citer.
Après avoir passé une demie-heure à balancer des papiers, et insulter ses camarades, il a fini par sortir la phrase de trop :
« Ah, c’est toi le chef ? Ben tu sais quoi ? Tu vas ranger tout ton matériel, là, et tu fous le camp ! Pierre va t’amener dans le bureau du chef d’établissement, et tu vas t’expliquer avec lui. Tu n’as rien à faire ici, je ne suis pas nounou ! »
Vexé, Romain adopte la procédure habituelle de l’élève qui vient de se faire virer, à savoir ranger ses affaires le plus lentement possible, et marcher le plus lentement possible également, le tout en souriant, afin d’énerver au possible son professeur.
Ca a super bien marché, il faut bien le reconnaître.
J’ai saisi ses affaires et les ai balancées dans le couloir.
En m’entendant crier, Jonathan débarque : « Heu, ça va ? »
« Non ! Ce grand dadais qui a 2 ans d’âge mental ne sait visiblement pas ranger ses affaires dans son sac ! Fais-le sortir de ma salle avant que je lui foute mon pied au cul ! «
Les 3èmes rient discrètement, moyennement rassurés à l’idée d’être mes prochaines victimes. Jonathan escorte Romain et Pierre à l’extérieur de ma salle. Ces deux derniers sont silencieux, ils ont bien remarqué que je ne suis pas loin de vraiment foutre mon pied au cul du prochain qui me cherche.
Je crie à Pierre dans le couloir : « Et tu leur dis de bien le garder, en vie scolaire, surtout ! Parce qu’au train où ça va, je vais bientôt devoir lui changer ses couches avant l’heure de la sieste ! »
La catharsis, ça s’appelle.
Jonathan me regarde d’un air inquiet.
« Ca va aller ? »
« Oui, t’inquiète ! Fallait juste que ça sorte ! »
Il me rejoint pour le café en salle informatique, alors que je suis en train de rédiger mon rapport d’incident sur Romain, qui détaille son comportement et réclame des sanctions.
« Faut pas te chercher, toi, quand tu es furax, dis-donc ! Je t’ai pris un café mais…décaféiné ! »
« Non mais Romain, c’est une longue histoire ! Et je t’avais dit que moi aussi je pétais les plombs ! Merci de m’avoir aidée ! »
« De rien. On continue notre petite routine, à s’échanger des élèves, et à faire cours la porte ouverte de temps en temps ? »
« J’espère bien ! Ca m’évitera de commettre un élèvicide ! »
Je mettre la dernière touche au rapport concernant Romain : « Je souhaiterais qu’il s’excuse devant toute la classe, et en présence du chef d’établissement ou du CPE, ainsi qu’il prenne un engagement à respecter ses camarades et mon cours. »
Il y a des petits plaisirs de la vie qu’il ne faut pas se refuser….
Ou pour citer Coluche : « Sans blaaaaague, meeeeerde ! »