On se retrouve dans une ambiance conviviale et festive dans l’endroit qui a hébergé toute l’année nos coups de gueule après Andjel / l’administration / les chefs / le collègue qui ne comprend rien à l’ENT / les parents, à grignoter des cacahuètes et à boire du mousseux, cette fois-ci frais parce qu’on a prévu le coup.
D’un seul coup, pour le/la collègue qui s’en va, tous les défauts et les ressentiments se transforment en nostalgie:
« Ca va me faire bizarre de ne plus avoir de casier qui grince chaque fois que j’ouvre la porte. »
« Peut-être qu’ils auront une machine à café qui fait du vrai café dans mon nouvel établissement ? »
« Quand je pense au nombre de fois où j’ai pu râler après le portail du parking des profs qui ne s’ouvrait pas, et qu’il fallait sortir de sa voiture même à 0° pour pousser la porte. »
« Tu sais quoi ? Je vais avoir du mal de ne plus entendre Eliane râler tous les matins que le niveau baisse. »
On se retrouve entre petits groupes pour parler des vacances, et essayer de concentrer la conversation autour d’autre chose que le boulot. Pas toujours évident.
Chacun fait la queue patiemment au buffet pour se servir avant d’aller s’asseoir à côté des collègues avec lesquels on a envie d’échanger, voire la/les supers stars du jour qui ont eu leur mutation et s’en vont.
Et c’est bien normal.
On s’échange les recettes : Jipé et sa quiche végétarienne sans pâte, Flo et son saucisson brioché, Super Prozac et son vin d’un « petit producteur local », qui déclenche des sourires en coin et des questions sur son état de santé. « T’es sûr que c’est un bonne idée que tu mélanges alcool et anti-dépresseurs ? » « Ouais, ça me fait aucun effet secondaire. ». Les chefs le regardent avec inquiétude tenter de trouver une chaise et s’asseoir dessus de façon…approximative, songeant qu’il n’est pas prêt de revenir.
Le club des cinquantenaires explique à la volée qu’elles ne mangent plus de produits transformés parce qu’elles ont lu plein d’articles par rapport à la ménopause, etc… Axel tente discrètement de les esquiver pour s’installer à côté de la CPE vacataire qui semble être à son goût.
On trinque, on se souhaite bonnes vacances, et on distribue les cadeaux à ceux qui s’en vont, avec toujours un petit discours gentil, la carte complétée par un maximum de collègues, et les jeux de mots de Jipé : « Ahahaha ! Avouez que ça va vous manquer, hein ? ». Les heureux mutés se fendent de quelques phrases émues, font un tour de bises pour remercier tout le monde, et rangent précieusement l’enveloppe cadeau.
Puis les « fêtards » qui sont restés jusqu’au bout vont finalement commencer à ranger et faire passer les sacs poubelles avant de prendre la route, après avoir dit au moins une quinzaine de fois : « Cette fois-ci, c’est la bonne ! Bonnes vacances et bonne continuation !! ».
Ah oui.
J’ai oublié de vous dire.
Le pot de départ, c’était le mien.
Les jeux de mots sur Tamara qui se marra, le fait que je ne serai jamais la belle-fille de Jipé, et l’enveloppe cadeau pour m’acheter plein de choses pour mon nouvel appartement, c’était pour moi.
Les souhaits de bonne continuation et les nombreux « tu vas nous manquer », ils m’étaient adressés.
Je ne quitte pas mon établissement pour aller dans un autre à quelques kilomètres, je rentre chez moi. Dans la ville que je voulais, même pas un vague endroit de l’académie que je réclame à corps et à cris depuis des années.
Avant de me faire assaillir d’accusations d’être chanceuse et d’avoir fricoté avec les IPR, un petit retour en arrière:
Quand je suis arrivée dans le Nord il y a quelques années, jeune néo-titulaire, sans trop de préjugés et avec l’envie de m’investir dans un coin qui en avait besoin, j’ai été accueillie par certains collègues comme une étrangère qui n’avait rien à faire ici.
Parce qu’ils adoraient le collègue que je remplaçais, dès la pré-rentrée, une partie des collègues a refusé de m’adresser la parole.
La suite s’est enchaînée rapidement, et cela m’a pris plusieurs années de psychiatrie avant que j’arrive à placer le mot qui convient : le harcèlement.
Je passerai volontairement sur tout ce que j’ai subi pendant plusieurs mois, d’une part parce que le harcèlement est un mécanisme extrêmement vicieux et donc complexe à expliquer : isoler quelques attitudes et quelques mots ne réussira pas à faire comprendre à un élément extérieur pourquoi vous êtes en pleine dépression, refusez de sortir, de parler, et de voir votre famille et vos amis parce que vous avez honte de ce que vous êtes devenu. D’autre part parce que cela m’a pris longtemps d’accepter d’en parler à un professionnel de la santé qui a complètement halluciné, et que je ne me vois pas déballer tout ça sur un blog.
Je passerai aussi volontairement sur le fait que malgré une intervention tiède du rectorat, c’est moi qui ai été déplacée parce que c’était plus facile, après m’avoir expliqué que l’on comprenait que « j’estime être victime de brimades ». Des brimades, donc. On passe beaucoup de temps à parler du harcèlement scolaire, par contre entre adultes et collègues, on parle de brimades.
Je suis tombée bas, très très bas. C’est la médecine de prévention qui m’a reçue au bout de quelques messages d’alertes de mon syndicat puis de mon principal, et qui a fini par me dire qu’il fallait absolument arrêter la « spirale de destruction » et consulter un psychiatre au plus vite.
« Ce n’est pas normal que vous passiez vos jours d’arrêt à ranger vos affaires au cas où « il vous arrive quelque chose. » «
« Mais je n’ai pas dit que je voulais me suicider, je ne me vois pas imposer ça à mon entourage, c’est juste que j’aimerais bien ne pas me réveiller parce que je ne pense pas que je vais m’en sortir. »
« Mme T., ce genre de discours est extrêmement inquiétant. Prenez rendez-vous rapidement. »
Je me suis aussi gavée de médicaments, ce qui m’a permis de retourner travailler dans mon nouvel établissement, mais n’a pas réglé les problèmes de sociabilisation. De rigolote et toujours prête à faire la conversation avec mon voisin, le fait d’être dans une salle avec plus d’une personne que je ne connais pas est devenu un cauchemar, ponctuée par des crises de paranoïa et la peur que les collègues incriminés pour « brimades » me retrouvent. D’autant que j’avais pris l’habitude de me cacher en permanence, autant dire que se faire des nouveaux amis et parler de moi ne faisaient pas partie de mes prérogatives.
Les médicaments, petites gélules magiques qui vous permettent de passer une journée sans avoir envie de vous recroqueviller en boule dans votre lit la peur au ventre, mais qui vous affublent des effets secondaires qui vont de l’absence totale de sentiments (d’ailleurs encore à l’heure actuelle, je contrôle mal ce genre de choses), à la panne sexuelle, et au foie/reins qui se mettent à déconner. Ca vend du rêve, non ?
Mon corps a fini par me lâcher petit à petit, ne supportant plus les doses massives de médicaments et le stress permanent. J’ai enchaîné les séjours à l’hôpital, en en cachant à peu près les 3/4 à la famille et aux amis qui n’étaient pas sur place, histoire d’éviter l’inquiétude. J’ai fait une demande de bonification médicale pour espérer me rapprocher d’eux, qui a été refusée. Je suis retournée au travail le plus rapidement possible, en me disant qu’il fallait être occupée pour passer à autre chose, et vite. Ca a marché. Je suis devenu un espèce de robot / zombie apte à bosser mais plus à grand-chose d’autre.
Mais je ne supportais toujours plus l’éloignement et d’être confinée dans un endroit qui ne me plaisait pas, et un ras-le-bol du système de mutations qui me frustrait tous les ans s’est vite installé.
Alors sur la suggestion d’un ami, je me suis lancée dans les vacations de l’université qui était à une heure de route de chez moi. Les mercredis aprems, les cours de 18h à 20h, j’en enchaîné TD sur TD. Et moi qui pensais faire toute ma carrière dans le secondaire, j’ai découvert que j’adorais enseigner aux étudiants. Moi qui pensais qu’une misérable certifiée n’avait pas sa place dans le milieu universitaire, j’ai découvert que je pouvais apporter autant qu’on me donnait sur place.
J’ai pris part à tous les projets pédagogiques imaginables, me suis investie dans tout ce que la fac proposait, passé tous mes weekends, toutes mes vacances à préparer des nouvelles séquences, bosser sur un dossier, proposer en permanence de nouvelles choses, prendre tous les niveaux de licence, les masters…. J’ai bossé comme une malade pendant 3 ans, en fait. Dans le but de me construire un CV en béton et d’être recrutée sur un poste permanent, mais chez moi.
D’où mon absence du blog 😉
« C’est vraiment dommage que nous n’ayons pas de poste de titulaire à vous proposer, Tamara, vous êtes une excellente vacataire et nous vous recruterions sans problème. »
Sauf que j’avais décidé de rentrer et que ça suffisait d’être prise en otage par un système qui ne m’a guère épargné.
J’ai fait beaucoup d’allers-retours et d’entretien dans MA ville pour espérer rentrer. Travaillé ma présentation, tenté de redevenir comme avant : rigolote, avec la pêche, pleine de punchlines.
Et j’ai réussi. Recrutée au bout d’une dizaine d’entretiens. Contrat signé.
Je ne sais pas combien de personnes autour de moi ont cru que j’arriverais vraiment un jour à me faire embaucher dans une grande fac, combien ont été agacés par mon insistance à m’entendre répéter encore et encore que je finirais par rentrer, et combien se sont fait la réflexion que c’était peine perdue et qu’il fallait se résigner. On me l’a dit, même. D’accepter que ça viendrait d’ici une dizaine d’années (peut-être ?), d’acheter une petite maison et d’attendre sans augmenter mon ulcère.
L’expression estomaquée générale quand j’ai annoncé que je partais en salle des profs restera gravée dans ma mémoire. Comme celle du chef.
Je balance tout aujourd’hui pour dire que personne ne doit être le roi/la reine de la salle des profs et décider de qui est in ou out. Pour dire que tout le monde doit faire attention à ce genre de comportement et doit agir au maximum pour l’empêcher et protéger les victimes.
Victime, le mot que le psychiatre n’a réussi à me faire prononcer qu’au bout d’1 an, parce que c’est plus facile de penser qu’on l’a cherché et qu’on a eu un impact sur notre triste sort plutôt de se convaincre que ça nous est tombé dessus sans qu’on l’aie mérité.
On passe des heures et des heures à expliquer aux ados l’empathie, tout en acceptant de se faire menacer par sa hiérarchie, ou les saloperies des collègues qui se croient tout permis.
On m’a recommandé plusieurs fois de ne pas parler de cette histoire, pour que ma vie professionnelle se déroule sans encombre, que les collègues ne me jugent pas comme une fouteuse de merde, et que ça ne recommence pas. Des personnes sans nul doute bien intentionnées, mais qui ne savent pas vraiment ce que c’est d’être harcelé.
Sauf qu’au 21è siècle, la liberté d’expression est toujours d’actualité, que je ne vais pas me cantonner au rôle de la fragile victime silencieuse qui doit se cacher pour le reste de sa vie, et qu’il faut pousser les autres à sortir de leur mutisme pour arrêter les comportements de cour de récré qui sont inadmissibles pour des employés de « l’Education Nationale ».
Les cartons sont fermés.
Je ne sais pas trop si je vais continuer ce blog qui était déjà bien en jachère (on ne va pas se mentir) et en même temps je me dis que j’aurai peut-être envie de poursuivre l’écriture de mes « aventures ».
Je souhaite à tous ceux qui bossent et ceux qui ne bossent pas (les feignasses de l’Education Nationale, bien entendu), un excellent été !